Valeurs Actuelles a encore frappé. Le 14 mai, l’hebdomadaire ancré très à droite publiait sur son site un article intitulé « Allocations familiales : l’incroyable décision ». « En France, la nouvelle est restée confidentielle », prévient l’auteur de l’article. Traduction : les grands comploteurs du milieu politico-médiatique ont voulu étouffer l’affaire.
Tout commence avec un communiqué de la Cour de cassation :
« Par deux arrêts rendus le 5 avril 2013, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a déclaré incompatibles avec les accords d’association signés entre l’Union européenne et la Turquie d’une part, entre l’Union européenne et l’Algérie d’autre part, trois articles du code de la sécurité sociale, issus de la loi n° 2005-1579 du 19 décembre 2005, relatifs au versement des allocations familiales pour les travailleurs migrants turcs et algériens titulaires d’un titre de séjour régulier, en ce qu’ils soumettent le bénéfice des allocations familiales, pour leurs enfants nés à l’étranger, à la production d’un document attestant d’une entrée régulière des enfants en France et, en particulier pour les enfants entrés au titre du regroupement familial, du certificat médical délivré par l’Office français de l’intégration et de l’immigration. »
En clair, ces deux arrêts disent que les parents algériens et turcs peuvent bénéficier des prestations familiales au titre d’un enfant né à l’étranger et entré en France hors du cadre du regroupement familial, y compris illégalement.
Pour Valeurs Actuelles, le message est simple : alors que le gouvernement s’apprête à réduire les prestations familiales à partir de 5 000 euros par foyer, il veut donner plus d’argent aux étrangers.
Résultat, une Marine Le Pen qui n’en demandait pas tant, des lecteurs outrés et des internautes enflammés, indignés que l’on veuille accorder « moins d’allocs pour Marc et plus pour Mamadou ».
Qu’en est-il vraiment ? Rue89 fait la part du vrai et surtout du faux.
La polygamie est interdite ? Pas grave !Selon Valeurs Actuelles, les deux arrêts de la Cour de cassation s’appliquent « naturellement, d’abord, aux enfants de pères polygames ». Autrement dit, les enfants de pères turcs et algériens ayant plusieurs épouses permettraient à leur géniteur d’empocher le pactole.
Problème : la polygamie est interdite en Turquie depuis 1926, même s’il en reste des traces dans certaines zones rurales. En Algérie, elle est extrêmement réglementée depuis l’amendement du code de la famille en 2005, et ne concernerait pas plus d’1% des quatre millions d’adultes que comptait le pays cette année-là, essentiellement des foyers aisés, a priori peu tentés par l’émigration.
Rappelons également, si besoin est, que la polygamie est interdite en France. Si elle est prouvée, elle conduit au retrait des allocations familiales.
En centrant la question sur la polygamie, Valeurs Actuelles passe à côté d’un autre enjeu très important, estime Isabelle Gillette-Faye, sociologue et directrice du Groupe femmes pour l’abolition des mutilations sexuelles (Gams) :
« On ne peut pas dissocier cette question de la réglementation de l’immigration légale qui fait que le regroupement familial est un lent processus. Cette lenteur est parfois déconnectée de l’urgence de certaines situations.
Je suis en relation avec une femme originaire de Guinée-Conakry qui vit en Rhône-Alpes. Sa fille âgée de 6 ans, qui est toujours en Guinée, est menacée d’excision. La mère a entrepris les démarches en vue de la faire venir dans le cadre du regroupement familial. Mais devant la lenteur du processus, elle envisage de faire venir sa fille illégalement. »
80 000 Lies Hebbadj ?
Loin de s’embarrasser de ces détails, Valeurs Actuelles voit déjà des dizaines de milliers de Lies Hebbadj, du nom d’un polygame présumé accusé de fraudes aux prestations sociales (il a bénéficié d’un non-lieu, mais qu’importe) sortir de l’ombre et faire venir leurs enfants du « bled » :
« En 2010, les services du ministère de l’Intérieur, sollicités par Brice Hortefeux, avaient recensé, au bas mot, 80 000 pères de famille dans le cas de M. Hebbadj. Un chiffre, certes approximatif, comme le sont, par nature, ceux des hors-la-loi présumés, mais qui n’en donne pas moins le vertige.
Même en partant d’une hypothèse extrêmement basse (deux femmes pour un homme, et deux enfants par femme), voilà qui désignerait au moins un demi-million de personnes vivant sous un régime que proscrivait jusqu’alors le droit français. »
On nage là en plein délire. Si Valeurs Actuelles imagine déjà une légion de marmots nés à l’étranger grignoter nos allocations familiales, la réalité est plus complexe. Impossible, en effet, de chiffrer le nombre de foyers polygames en France. Plusieurs études ont été menées, pour la plupart à partir de chiffres anciens. Les estimations les plus sérieuses vont de 8 000 à 20 000 foyers, pour les chiffres les plus hauts [PDF].
Comme l’indique Valeurs Actuelles, « désormais, tout parent algérien installé en France pourra toucher des allocations familiales au titre de ses enfants, nés en Algérie, qui décideraient de le rejoindre même [...] si les enfants en question ont pénétré en France en dehors de toute procédure de regroupement familial ».
Une visite médicale « discriminatoire »Jusqu’à présent, un parent algérien ou turc qui désirait bénéficier des allocations familiales pour son enfant né à l’étranger devait fournir un certificat médical délivré par l’Office français de l’intégration et de l’immigration, trace de son entrée régulière sur le territoire français.
Fayçal Magherbi, avocat spécialisé dans le droit de la famille au barreau de Paris, explique le raisonnement de la Cour de cassation :
« Celle-ci a jugé que la visite médicale était discriminatoire. Les accords d’association signés entre l’Union européenne et l’Algérie ainsi que la Turquie stipulent que les ressortissants des deux derniers pays soient traités comme n’importe quel ressortissant d’un état membre de l’UE [pas soumis à une visite médicale, ndlr], et vice-versa. C’est donc au nom du principe d’égalité que la décision a été prise. Or, l’égalité fait partie de la devise de la République. »
Si les deux arrêts du 5 avril portent sur les ressortissants algériens et turcs, ils peuvent être transposés à d’autres pays. Comme l’indique le ministère de la Famille à Rue89 :
« La jurisprudence est étendue non seulement à ces deux pays, mais aussi à tous les pays méditerranéens avec lesquels l’Union européenne a signé des accords d’association. »
Autrement dit, le Liban, l’Egypte, la Jordanie, Israël, le Maroc et la Tunisie.
Des dossiers en stand-byCes deux arrêts font désormais jurisprudence, mais rien n’est encore inscrit dans le marbre. A la direction de la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnam), la prudence et l’attente prévalent :
« C’est un sujet mouvant. On ne sait pas encore où ça va aller. Aujourd’hui, les dossiers analogues à ceux qui ont fait l’objet des arrêts de la Cour de cassation sont mis en stand-by. Ils sont examinés, instruits, puis suspendus : ils ne sont ni acceptés, ni refusés, dans l’attente d’une consigne claire du gouvernement. »
Au cabinet de la ministre déléguée à la Famille, Dominique Bertinotti, on affirme qu’une directive ministérielle sera émise « dans les prochaines semaines afin de mettre en œuvre la jurisprudence ».
(Source : rue89.com)